top of page

Le paradoxe du jeu libre : cadrer pour libérer

  • Photo du rédacteur: Bénédicte Tricot
    Bénédicte Tricot
  • 13 juin
  • 5 min de lecture

On peut se dire que s'il y a des règles et des contraintes, ce n'est plus du jeu libre.


Dans les crèches que j’accompagne, je vois bien que cette idée a la peau dure. Et pourtant, ce que j’observe me montre tout l’inverse : le jeu libre, c’est tout sauf du « tout permis ». C’est un cadre pensé, des espaces structurés, et surtout une posture professionnelle bien ancrée.


L’épreuve du « non » : un passage obligé


Comment parler de cadres sans évoquer la fameuse phase du non. Pas le petit non timide. Le vrai. Celui qui revient à chaque tentative, chaque consigne, chaque proposition. Même celle où il voudrait dire oui ! Le non entêté, provocateur, usant. Et pourtant… précieux.


Quand Léa décolle avec beaucoup de méticulosité les photos des casiers de l'entrée, en plus de l'apprentissage très sympathique de l'action de décoller, elle apprendra aussi de la réponse de l'adulte face à son action . Et va vérifier que cette réponse reste la même à chaque fois.


C’est là le cœur du jeu libre : avant même de jouer, l’enfant teste les limites et se rassure sur la cohérence du monde qui l'entoure chaque jour. Pas pour le plaisir de nous défier (il faudrait pour cela qu'il puisse s'imaginer ce que nous ressentons…une notion bien trop abstraite pour lui avant 5/6 ans... ), mais pour vérifier que le cadre tient bon. C’est comme ça qu’il se sent suffisamment en sécurité pour lâcher prise et explorer.


Quand l’équipe arrive à se coordonner sur une réponse commune, à expliquer le sens de la règle, à garder la même posture… l’enfant cesse de tester. Il sait. Et il peut enfin *jouer*.


Le choix des jeux : la pierre angulaire du jeu libre


Dans un même espace , les mêmes enfants peuvent tourner en rond, s’arracher les mêmes objets, pleurer beaucoup, tout comme il peuvent être calmes, complices et rester longtemps concentrés en fonction de l'environnement proposé. 


Dans le premier cas, malgré de nombreux jeux sortis, tous plus beaux, bruyants et diversifiés les uns les autres, l'enfant se laisse détourner de son objectif et choisit d'aller vers d'autres jeux ...les copains. Un copain qui crie à chaque fois qu'on enlève la sucette apprendra tout autant à l'enfant que son action amène toujours la même réaction, de façon bien plus ludique que d'appuyer sur un bouton qui relève un bonhomme vide d'expression. A l’opposé : des tissus, des boîtes, des objets de la vie courante ont amené dans le deuxième cas le calme et une concentration optimale.


Ce n’est pas magique. C’est une question d’affordance. Certains objets deviennent des objets jeux : un panier de pinces à linge suggère mille possibilités! Ce n’est alors pas l’adulte qui donne l’idée , mais l’objet qui le permet. Il en est de même pour un vrai jeu qui sera utilisé de façon détournée : un légo dans une poêle de dinette perd sa fonction de jeu de construction et devient un "jeu objet".


Choisir les bons objets/jeux, c’est déjà poser une intention pédagogique. L’espace devient un outil de régulation et d’autonomie.


La posture d'accompagnement du jeu libre


Je trouve particulièrement bien pensée la métaphore d’« adulte phare », d' Anne-Marie Fontaine. Ce phare qui éclaire, mais ne bouge pas . Il est là, stable, prévisible. Il rassure, même à distance. L'enfant qui ressent une insécurité suite à un échec, voudra se rassurer et cherchera le regard de l'adulte. Mais comment faire s'il n'est jamais à la même place? L'enfant le cherchera...et ne reviendra probablement pas à son jeu pour rester dans le champ de vision de l'adulte.


Combien de fois ai je eu envie d' intervenir pour « enrichir » le jeu. Mais comment être dans son imaginaire et savoir à quel besoin il répond ?   Quand un enfant aligne des voitures et fait un long chemin au travers de la crèche. Formuler des mots comme embouteillage qui le guiderait vers notre vision très réaliste du monde le détourne de son monde à lui : la voiture utilisé comme jeu-objet qu'il organisait, classait, triait pour maîtriser l’espace. Son jeu avait un sens, même si nous ne le comprenions pas.


Accompagner sans projeter. Observer sans interpréter. Être là, et parfois… se taire. C’est dur. Mais c’est ce qui permet au jeu libre d’exister pleinement.


Les conflits : de l’or en barre


Oui, j’ose le dire. Les conflits entre enfants sont un trésor. Pas sur le moment, bien sûr. Mais en termes d’apprentissage, c’est une mine. Quand deux enfants veulent le même objet, c’est une opportunité pour apprendre à s’exprimer, attendre, renoncer, négocier.


Sur le terrain, je me freine et essaie de ne pas intervenir trop vite. J'ai bien sûr anticipé l'aménagement de l'espace pour les anticiper et les raréfier en créant des espaces différenciés, des coins pour s’éloigner, des lieux de repli. Et puis petite à petit, l'expérience m'a aussi donné confiance dans le développement empirique de l'intelligence interpersonnelle : certains enfants ont besoin de s’opposer pour apprendre à coopérer. 


Et quand les équipes s’accordent pour observer d’abord, verbaliser ensuite, et seulement après proposer une solution… les enfants grandissent. Vraiment.


Je vois trop de professionnel(le)s se sentir inutiles s’ils ne proposent rien. Pourtant, elles agissent sur d'autres axes : être disponible, sans être envahissant. Aménager avec soin. Observer avec attention. Ajuster au bon moment. Et surtout… faire confiance.


Le jeu libre n’est pas une improvisation. Il demande des connaissances sur l'enfant, ses besoins de sécurité affective et ses pulsions d'apprentissages ( que Maria Montessori décrit comme des "phases sensibles" d'apprentissage ). 


Clarifier les limites : un travail d’équipe, un enjeu de projet éducatif


Finalement, poser des limites claires c’est un véritable travail d’équipe aux enjeux considérables. Ce fameux « non », quand il est cohérent, partagé et expliqué, devient un repère rassurant pour l’enfant. Mais pour en arriver là, encore faut-il avoir pris le temps, ensemble, de s’accorder sur ce qui fait cadre, sur ce qui est négociable… ou pas.


Je le constate souvent : ce sont ces discussions, parfois un peu houleuses (d'ailleurs souvent discutées en Analyse des Pratiques ) mais nécessaires, qui renforcent la cohésion d’équipe. Et elles prennent tout leur sens lorsqu’elles sont intégrées à une réflexion collective autour du projet éducatif. 


Clarifier les limites, c’est finalement clarifier notre posture. Et c’est une des clés pour offrir aux enfants un vrai espace de liberté : celui où l’on sait où l’on va, parce que le cadre est solide, rassurant pousse l'enfant à comprendre que ses gestes ont un impact, que ses actions transforment ce qui l’entoure. C’est ainsi, petit à petit, qu’il devient acteur de ses apprentissages et de ses relations. Et donc, de sa place parmi les autres.




Bénédicte Tricot

EJE, formatrice petite enfance, 


Sources:

*Laissons le expérimenter! ( Christine Schul)

*Pourquoi les bébés jouent? ( Laurence Rameau)

*Aménager les espaces de jeu des touts petits ( AM Fontaine)

Comments


bottom of page